Je suis allé voir LE DROIT SE MEURT.             (lire ce texte au format PDF)

 

Alain Bressy entre sur scène. C’est une conférence ? Un stand up ? Un one-man-chaud ? Très chaud, c’est vrai qu’il fait très chaud. Il a l’air d’avoir très chaud, lui aussi mais on sent qu’un je-ne-sais-quoi l’anime et va lui faire tenir la distance. On sent un souffle chez cet homme, il a L’AIR d’avoir quelque chose d’important à nous dire et il va nous donner cette autorisation, cette injonction disent-ils, RESPIREZ !


 

Vital ! Respirons ! Un personnage. Sur la scène. Vêtu de noir. Nougayork à Saint-Astier. Il y a cet éclairage qui nous fait dire, oh dans notre très intime intériorité, que le spectacle commence, oui, enfin, notre prière murmurée en chacun de nous est collective, une prière laïque surgie d’entre les « il-fait-trop-chaud », ça débute oui enfin et le réchauffement climatique nous pouvons le snober maintenant, on n’écoute pas plus longtemps nos petits malaises dans la civilisation à présent que s’opère la magie du THE SHOW MUST GO ON. Aficionado de l’autofiction comme je le suis, évidemment, hanté, obsédé par cette dualité personne-personnage, me voilà vissé d’emblée à ma chaise à moitié dévissée. A la fois tendu comme un arc et prêt à toutes les complaisances. Que voulez-vous… Je pense au roman de David Grossman – Un cheval entre dans un bar – ce type qui sur la scène interpelle le public parmi eux, un… juge l’écoute avec circonspection. Mais là se finit le roman. Ce juge ce soir, c’est moi, oui vous avez bien lu, MOI et tous les autres tapis dans l’obscurité, spectateurs et juges d’un terrible Tribunal, LE PUBLIC. Jugement sans appel ou sans rappel. Juges du monologue d’un juge qui va au scalpel nous greffer un rappel à la loi entre les oreilles. Chirurgical vous dis-je. On est venu assister à une conférence dont le titre est à une lettre près, semblable à celui de l’œuvre d’un maître du théâtre de l’absurde… Eugène Ionesco, auteur du ROI SE MEURT. Alain Bressy, lui, veut que nous nous inquiétions avec LE DROIT SE MEURT. Légitime.


 

Un juge, à la retraite (?) lit son journal. Nous n’entrons pas dans un bar. Il nous fait entrer dans son salon. Tiens il lit le Canard Enchaîné et d’autres canards aussi, de Dordogne ou d’ailleurs, tous ne s’amusent pas à faire tomber les têtes de ministres ou de candidats. Avec un simple fait divers, mais qui dira jamais suffisamment la portée, la puissance du fait divers, un skateur fait un écart et le battement d’aile de la société part en vrille. On demande justice. Que justice soit rendue. Tous justiciables.


 

Pour cela faudrait-il connaître la justice. Face à la justice beaucoup d’entre nous sont des Meursault. Le Droit nous est étranger. Ou bien forcément coupable comme l’écrivait Marguerite Duras. Ou bien dans le je-veux-pas-savoir. Ou bien
…

 

…Ou bien rendre justice au droit, en retracer l’histoire. Une Mastère classe de classe. Une heure trente douche glaciale comprise. C’est le pari d’Alain Bressy. Nous saisir afin que l’on se ressaisisse. C’est vrai quoi, citoyens, encore un effort pour être vraiment Républicains, pamphlétait le Marquis de Sade. Le Roi, Dieu, pourquoi pas, l’Ancien Régime, la Révolution, l’évolution du Droit, Bonaparte, la guerre et le CONSEIL NATIONAL DE LA RESISTANCE. Tout ce qui devrait être gravé dans le granit de nos institutions, la justice, l’équilibre pour éviter les fléaux. Mais le granit s’effrite, on ne croyait pas, au début que cela soit possible. Ce serait désormais écrit sur du sable, menacé par un vent mauvais… Pas plus de monde pour clamer LE DROIT SE MEURT qu’il n’y en avait pour dire que le roi était nu. A ce petit jeu de strip-poker nous risquons fort de nous trouver à poil … ou morts. A poil et sans Droit, mais aussi démunis de droits à la Santé, au Travail, à l’Education, à la Liberté... Alain Bressy agite devant nos regards sidérés des cartes, des schémas, des masques mais quand l’ambiance devient trop grave alors il sait nous faire, rire, se grime l’espace d’un instant en juge clown, en orateur républicain gesticulant, imite De Gaulle, sa façon de lui restituer, au passage, son rôle primordial de garant de la nation. Je n’ai pas l’impression qu’Alain Bressy invoque juste de Gaulle pour De Gaulle, la statue du Commandeur pour la statue du Commandeur. Non. Il s’agit de l’incarnation d’un appel à RESISTER. Au moment précis où l’on s’apprêtait à tout laisser tomber, à jouer l’aquoiboniste, à vider deux trois verres de bourbon sous un porche en écoutant une chanson de Tom Waits.


 

Ce magistrat sur une scène de théâtre sait se montrer intraitable avec… lui-même. Il aurait pu choisir la voie de l’art comme d’autres préfèrent vivre en suspension dans la parfaite zénitude, c'est-à-dire dormir debout sur un tas de fumier. Collectionner les rayures comme le personnage de Yasmina Reza qui dans ART achetait un tableau blanc, «presque blanc». C’est un mot lancé comme un défi par un ami qui fera mouche. BLAIREAU. Son Rosebud. Le mot déclencheur. UN BLAIREAU CULTUREL pour être plus précis. Ou l’art de ne pas en être tout en acceptant la condition. Mon attention s’est portée sur cette scène. Peut-être me suis-je senti concerné. Le concept de blaireau culturel appliqué à moi-même m’a parfois effleuré l’esprit, je dois l’avouer. Blaireau en soi sans atteindre le blaireau pour soi. Je me prends à esquisser un existentialisme du blaireau. Le blaireau se réaliserait pleinement par son engagement. On ne pourrait se contenter de culture. Il faudrait passer à l’action. A plein gaz mais démocratiquement, c’est ce que Alain Bressy nous dit mais après la représentation du DROIT SE MEURT, après que l’ouverture des portes nous ait permis enfin de RESPIRER, de boire un communard dans un drôle de petit jardin de curé.

 

Joël Zanouy

 

lecteur de spectacles

 

Bordeaux, le 3 juillet 2018

 

 

Alain BRESSY

Le Droit se meurt

BLAIREAU résiste